Le jour où j’ai compris que j’étais alcoolique
Alors que je lisais un livre dont j’étais l’auteure, j’ai eu une révélation: il fallait que j’arrête l’alcool.
C’est arrivé il y a quelques mois. Je venais juste de terminer d’écrire ce roman et le relisais une dernière fois, comme je le fais toujours avant la publication. Le fait d’entendre mes propres mots sur la dépendance à l’alcool, via le personnage fictif de mon livre, m’a fait comprendre tout ce que ne m’avaient pas dit mon mal de tête matinal et les allers-retours jusqu’à la benne de recyclage avec une montagne de bouteilles vides.
Ce n’était pas un hasard si j’étais parvenue à me plonger dans la vie d’une femme souffrant d’une dépendance à l’alcool. En fait, c’était aussi mon cas.
Je ne suis pas la narratrice de mon roman. Cela dit, comme beaucoup de gens que je connais – des femmes en particulier -, la narratrice affronte le stress et la tristesse en buvant. Comme moi, elle ne s’est jamais dit qu’elle était alcoolique car elle n’a jamais été ivre. Elle boit, tout simplement. Trop. Et là où certaines personnes apprécient le vin quand ils ont l’occasion d’en boire, mais ne ressentent pas de manque, elle entend l’appel de la bouteille en fin de journée. Tout comme moi.
La narratrice se fait arrêter pour conduite en état d’ivresse et perd la garde de son enfant, ce qui ne m’est jamais arrivé (j’élevais seule mes trois enfants). Cela dit, je peux m’identifier à ce qu’elle vit.
C’est dans les années qui ont suivi mon divorce – lorsque l’alcool s’est transformé en compagnon, et presque en amant – que mon verre de vin occasionnel est devenu un rituel quotidien. Un verre en amenait un autre, puis un troisième, et je dois reconnaître que je surveillais l’horloge pour savoir quand il serait 17 h, l’heure magique où il n’est plus étrange d’ouvrir une bouteille.
Je n’étais jamais saoule. Je ne faisais que « me détendre ». Mais j’admettais aussi que ma réponse au stress et à la tristesse se traduisait par la dégustation d’un verre de vin. Ou trois verres de vin. Et, comme pour beaucoup de femmes que je connais – la plupart des êtres humains, à vrai dire -, ces émotions se présentaient très souvent à moi.
Je ne suis pas seule dans ce cas. Beaucoup des femmes de mon âge que je connais ont développé une dépendance à l’alcool. Divorcées, veuves, ou mariées mais confrontées aux difficultés d’être parent, de vieillir, de voir ses parents vieillir, de connaître des problèmes de santé, d’argent, et à la prise de consciente croissante que les rêves que nous avions plus jeune ne se réaliseront pas… On trouve toutes du réconfort dans la consommation d’alcool. Où est le problème?
Il y a un peu plus de quatre ans, alors que je rentrais chez moi en voiture après un dîner arrosé, par l’une de ces chaudes soirées d’été que l’on passe sur la véranda à siroter d’innombrables verres de Chianti, tant et si bien que l’on ne sait jamais où l’on en est, j’ai aperçu une lumière bleue aveuglante qui clignotait dans mon rétroviseur. Cinq minutes plus tard, le policier me faisait réciter l’alphabet à l’envers puis marcher sur une ligne droite imaginaire. Je n’ai pas dû être très convaincante parce qu’il m’a passé les menottes et emmenée au poste de police pour que je fasse un alcootest.
Mon test s’est révélé négatif. Ils m’ont laissée repartir avec, pour seule punition, une amende pour excès de vitesse…
J’aurais dû arrêter de boire à ce moment-là. Sauf que ça n’a pas été le cas. J’ai juste arrêté de conduire après avoir bu ne serait-ce qu’un verre de vin, ce qui n’est pas simple quand vous habitez en montagne et que vous êtes célibataire, ce qui était mon cas à l’époque, que vous avez envie de voir vos amis de temps en temps, et que leur maison n’est pas accessible à pied.
Je me suis dit que je n’étais pas alcoolique. Je le savais parce que j’avais fait un test sur internet. Le simple fait de passer ce test aurait dû m’alerter mais, comme pour l’alcootest, je m’en étais sortie sans encombre, alors…
J’étais cependant consciente de mon rapport malsain à l’alcool. Et parce que je suis aussi fille d’alcoolique, je savais à quoi ressemble l’addiction, et que j’avais une prédisposition génétique à la toxicomanie.
Peu après mon arrestation, j’ai rencontré l’homme formidable (et très bon conducteur) auquel je suis désormais mariée. J’étais heureuse, amoureuse, et j’adorais ce moment, après une journée de travail, où nous nous asseyions dehors pour déguster un verre de vin ensemble. Après toutes ces années passées seule, je fêtais enfin le fait d’avoir un compagnon. Si je prenais un second verre de vin – et même si nous finissions la bouteille -, où était le mal?
Peu après notre premier anniversaire de mariage, on a diagnostiqué un cancer du pancréas à mon mari. Le premier médecin que nous avons rencontré nous a dit que c’était probablement incurable.
La douleur a été terrible. Et même si j’allais entreprendre bien des choses plus tard – notamment trouver un chirurgien qui nous a redonné espoir -, la première chose que j’ai faite quand nous sommes rentrés à la maison a été de me servir un verre.
L’année qui a suivi – pleine de chimiothérapies, de rayons, d’opération chirurgicale qui duraient 14 heures, et de mois de douleur et d’incertitude quant à l’avenir -, je me suis servi de la maladie de Jim pour ne pas arrêter de boire. « C’est un petit réconfort à la fin d’une dure journée, » disais-je à mes amis (alors qu’en fait je m’adressais à moi-même). « Je m’autorise ce petit cadeau, pour le moment. » Même si ça n’avait rien d’un cadeau.
J’ai fini mon roman (celui sur la femme qui court au désastre à cause de son rapport au vin). Pendant tous ces mois passés à écrire son histoire, le vin n’était jamais loin.
Lentement, mon mari s’est remis de son opération. Bien qu’il ne soit pas sorti d’affaire, son IRM la plus récente ne montre aucune trace de maladie. Nous avons bu pour fêter ça.
Et puis les épreuves de mon nouveau roman sont arrivées. En les parcourant, j’ai réfléchi à mon idée (ressassée au fil des mois) d’arrêter le vin quand ça irait mieux dans ma vie. Je me suis demandé quand ce jour allait arriver, pour lui comme pour moi. Comment peut-on imaginer que l’on peut balayer une vilaine douleur ou une angoisse récurrente avec un petit verre de rouge? Qu’accomplissais-je en soulevant les bras de l’ouvre-bouteille (qui ressemble vraiment à une femme, soit dit en passant), à part engourdir mes sens pour ne qu’ils ne portent plus le poids de mes problèmes?
Et puis j’ai arrêté de boire. Je n’ai pas dit que je ne toucherai plus jamais une goutte d’alcool. Je me dis juste que je ne peux pas boire aujourd’hui. Et même si la tristesse et les soucis font encore partie de ma vie – comme pour nous tous -, j’y fais face sans vin depuis quelques semaines.
Je ne dirais pas que le combat est terminé. Je ne suis pas sûre que les gens qui souffrent d’une addiction se disent jamais guéris. Mais je me sens forte vis-à-vis de cette décision. Forte tout court. Et parce que j’ai pris l’habitude, depuis toujours ou presque, de partager les épreuves que je traverse, je vais me pencher sur celle-là pendant les deux semaines à venir.
Le nouveau roman de Joyce Maynard, « Under the Influence », paraîtra aux éditions William Morrow le 23 février 2016.